Pacte Dutreil : l’administration fiscale une nouvelle fois sanctionnée
Il n’est pas rare, pour ne pas dire fréquent, que des divergences, parfois profondes, souvent persistantes, opposent l’administration fiscale dans son interprétation et son application des textes fiscaux et les juridictions judiciaires et administratives, sollicitées dans des situations contentieuses opposant les contribuables et Bercy.
Un dispositif fiscal illustre parfaitement les prises de positions contestables et contestées de l’administration et le bras de fer qui en résulte lorsque les affaires sont portées devant le juge. Il s’agit du dispositif Dutreil, régime fiscal de faveur qui permet notamment à un entrepreneur, sous conditions, de bénéficier d’une exonération partielle de 75% de droits de donation ou de succession sur la transmission de son entreprise.
Ce dispositif, aux conséquences fiscales vertueuses mais aux modalités et conditions d’application complexes, a connu quantités d’adaptations législatives et d’affaires contentieuses qui ont vu les positions de l’administration fiscales battues en brèche par les juges sur de nombreux points de droit.
Un des sujets d’achoppement non encore tranché vient de faire l’objet d’une décision judiciaire : il concerne la location d’établissement muni du mobilier ou du matériel nécessaire à son exploitation et la location meublée à usage d’habitation.
Le dispositif Dutreil a un champ d’application restrictif, limité aux sociétés ayant une activité commerciale, industrielle, artisanale, agricole ou libérale. Le législateur n’ayant pas défini ce champ d’application au moyen de critères économiques ou organisationnels, s’est donc depuis longtemps posé la question de la nature de l’activité de location meublée et celle de la location de locaux commerciaux ou industriels équipés : autrement s’agit-il d’une activité de nature commerciale susceptible de bénéficier de l’exonération partielle en cas de transmission ?
A cette question controversée, l’administration fiscale avait historiquement apporté une réponse favorable, conforme aux textes, par renvoi aux dispositions alors applicables en matière d’Impôt sur la fortune (ISF), en précisant que les activités commerciales devaient s’entendre de celles revêtant ce caractère en droit privé et de celles regardées comme telles par le droit fiscal. Ce qui était le cas des activités de location meublées (exercées à titre habituel) et de location de locaux équipés considérées comme présentant un caractère commercial dès lors que leurs résultats sont classés dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux par le droit fiscal (art. 34 et 35 du Code général des impôts), quand bien même elles étaient de nature civile en droit privé.
Or, à la suite de l’abrogation de l’ISF et de son remplacement par l’actuel Impôt sur la fortune immobilière (IFI), l’administration fiscale avait (le 11 octobre 2018) retiré ses commentaires précédents. Comme beaucoup le redoutaient, elle en publia de nouveaux, portant sur l’IFI, le 21 décembre 2021, adoptant alors une position beaucoup plus restrictive : selon elle, étaient (et sont encore aujourd’hui) exclues du champ d’application du pacte Dutreil les activités considérées comme commerciales par détermination des textes fiscaux (art. 34 et 35 du CGI) mais qui consistent en la gestion par la société (l’exploitant) de son propre patrimoine immobilier. Cette exclusion vise au premier chef la location de locaux munis du matériel nécessaires à leur utilisation et la location meublée à usage d’habitation.
Cette nouvelle position de l’administration fiscale pose pour nombre de praticiens la question de sa légalité et elle fait d’ailleurs actuellement l’objet d’un recours devant le Conseil d’État dont nous attendons l’issue prochaine. L’argumentaire de l’administration face aux critiques suscitées par ses nouveaux commentaires défavorables sont pour le moins spécieux dans la mesure où elle invoque, pour se justifier, l’abandon de ce qu’elle considère comme ayant été une simple « tolérance administrative » : il ne s’agissait pourtant que d’une correcte et stricte explicitation du champ d’application prévu par la loi !
Les juges suprêmes de l’ordre judiciaire n’ont pas attendu la décision prochaine de leurs homologues du Conseil d’État pour sanctionner l’erreur d’interprétation manifeste (pour ne pas dire la mauvaise foi) de l’administration fiscale. La Cour de cassation, dans sa décision récente du 1er juin 2023 (n°22-15-152), prend le contrepied de la position administrative en considérant que l’activité de loueur d’établissements commerciaux ou industriels munis d’équipements nécessaires à leur exploitation constitue une activité commerciale, éligible en tant que telle au pacte Dutreil. La motivation de la Haute Cour repose sur la prévalence de la loi fiscale (qui qualifie ladite activité de commerciale, bien qu’elle ne le soit pas par nature) sur la loi civile.
Bien que cette décision ne concerne pas les locations meublées à usage d’habitation, peut-on raisonnablement lui attribuer une portée plus générale ? Le raisonnement suivi par la Cour de Cassation pourrait pousser à l’optimisme, comme certains commentateurs avisés l’affirment, et pourrait logiquement s’appliquer à ce type de location.
D’ailleurs une autre décision de la même chambre de la Cour de Cassation, rendu dans la foulée de celle du 1er juin (décision du 21 juin 2023 n°21-18-226), a renforcé l’optimisme de certains puisqu’elle concernait précisément la location meublée à usage d’habitation : le litige portait sur les conditions de gestion du bien objet de la location, l’administration fiscale ayant refusé le bénéfice du pacte Dutreil au motif que la défunte avait confié la gestion à une société dans le cadre d’une location-gérance. La Haute juridiction a sanctionné les juges du fond qui avaient donné raison à l’administration, leur reprochant de ne pas avoir recherché si elle n’avait pas, malgré tout, poursuivi son activité individuelle de loueur. Certains auteurs, par optimisme, en ont déduit que la Cour de Cassation considérait implicitement que la location meublée entrait dans le champ d’application du pacte Dutreil.
Il conviendra d’attendre encore un peu pour savoir si le juge administratif valide l’éligibilité de la location meublée à usage d’habitation à ce dispositif et invalide conséquemment la position de l’administration.
L’enjeu est d’importance, pour ne pas dire sensible, pour le contribuable comme pour Bercy, quand on sait le succès croissant que connait ce type de location, notamment à la faveur de la montée en puissance des outils internet tels que Airbnb (location touristique). De nombreuses rumeurs de tour de vis fiscal s’étaient d’ailleurs propagées au printemps après que le Ministre de l’économie ait déclaré sur les ondes radios, à propos de la location meublée (touristique), « qu’à partir du moment où il y a des effets d’aubaine trop importants, une fiscalité trop favorable, il n’y a pas de raison de garder cette fiscalité qui conduit à des excès ».
La nouvelle passe d’armes entre le juge et l’Administration pourrait donc connaitre un épilogue législatif. Face au « pavé dans la mare » lancé par le pouvoir exécutif, l’issue judiciaire favorable que nous venons de relater ne constituerait alors qu’un coup d’épée dans l’eau.
L’Administration, souvent mauvaise joueuse, pourrait donc à nouveau avoir le dernier mot.
David Tavernier
Ingénieur Patrimonial
ODDO BHF Banque Privée
Rédigé le 21 septembre 2023