Projet de loi de finances 2024 : c’était mieux après !
Il fut un temps où crier au loup pouvait se retourner contre vous, si l’on en croît la fable. Les choses ont semble-t-il changé, du moins dans le domaine de la lutte contre l’évasion fiscale où chaque fois qu’il s’agit de rogner sur les droits des contribuables et d’augmenter les impôts, le législateur se drape dans ses habits de justicier pour faire adopter à peu près n’importe quoi sans que personne ne s’en émeuve. Et cela semble devoir durer, à notre corps défendant.
Le 25 novembre dernier à l’occasion de l’examen du projet de loi de finances pour 2024, un bien curieux amendement a été adopté avec l’aval du gouvernement. De quoi s’agit-il donc ?
L’un des concepts juridiques les plus compliqués à maitriser est sans nul doute pour nous celui du démembrement de propriété. C’est notamment le cas dès lors que l’on tente d’en cerner les conséquences en matière d’évaluation, d’obligations ou même de fiscalité. Et pour illustrer notre propos, évoquons ce qui est au cœur du sujet du jour : « l’usufruit d’un bien non frugifère ou consomptible ». Peut-on concevoir l’usufruit d’un bien qui ne produit pas de revenu ou qui se détruit par le premier usage que l’on en fait ? Si l’usufruit est le droit de jouir d’un bien dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, à charge d’en conserver la substance (article 578 du code civil), si le bien est consomptible (il se détruit par le premier usage que l’on en fait) comment l’usufruitier peut-il en conserver la substance ? S’il ne produit pas de revenu comme c’est le cas de l’argent (la monnaie) comment l’usufruitier peut-il en jouir ?
Vous voyez, le sujet est ardu mais les auteurs du code civil, éminents et brillants juristes, y ont pensé ! Ils ont donné des solutions concrètes à ces dilemmes. Ainsi, l’usufruit, qui peut être établi sur toute espèce de biens meubles ou immeubles, s’il concerne une somme d’argent, oblige le nu-propriétaire à convertir son droit en une créance sur la succession de l’usufruitier. En effet, la seule perspective pour l’usufruitier d’un tel bien, c’est de pourvoir dépenser cet argent à charge pour lui, selon le code civil, d’en restituer le montant au nu-propriétaire à son décès. Il fallait y songer mais c’est brillant !
Quel lien tout ceci a avec notre projet de loi de finances pour 2024 ?
Eh bien le voici : des sénateurs centristes ont proposé, au nom de la cohérence de la fiscalité et de la lutte contre la fraude fiscale, l’adoption de nouvelles dispositions qui visent à interdire la déduction fiscale de la créance pour le calcul des droits de succession. L’argument avancé tient à ce que la dette de restitution [qui] trouve son origine dans une donation consentie sous réserve d’usufruit […] a donné lieu à une imposition réduite aux droits de mutation à titre gratuit.
La motivation pourrait faire sourire si elle n’était la preuve affligeante du niveau d’expertise de ces élus. Faut-il le souligner, la réfaction de la base imposable lors d’une transmission en nue-propriété est « le mécanisme » destiné à tenir compte du transfert à terme de la pleine propriété. Ce n’est nullement un dispositif d’optimisation fiscale, cela permet de prendre en compte l’érosion monétaire et l’absence de revenu pendant la durée de l’usufruit et d’éviter ainsi une double taxation.
Rappelons que les revenus du bien accroissent le patrimoine de l’usufruitier durant sa vie et sont donc taxés à son décès. Ne pas en tenir compte c’est taxer deux fois ! Mais cela doit être trop compliqué à comprendre pour nos sénateurs ! Compte tenu de la complexité de la question, on peut s’interroger sur la genèse de cet amendement. Elle est probablement à chercher dans un avis équivoque rendu par le Comité des abus de droits à propos d’une donation.
Dans l’affaire soumise au Comité, une veuve avait consenti une donation-partage à ses deux enfants, leur attribuant à chacun la nue-propriété d’une somme d’argent, l’acte ayant donné lieu au paiement de droits de mutation avec pour assiette la valeur fiscale de la nue-propriété (CGI, art. 669). Au décès, les héritiers ont porté au passif de la succession la créance de restitution correspondant au montant de la somme donnée.
L’administration fiscale a remis en cause l’acte en considérant qu’il était fictif et donc qu’il relevait de l’abus de droit fiscal (LPF, art. L. 64). Le rappel de droits de mutation à titre gratuit en résultant fut assorti de l’intérêt de retard et de la majoration de 80 % (CGI, art. 1727 b).
Le Comité, saisi de l’affaire, a émis un avis très partiellement favorable à l’administration, aux côtés duquel elle s’est d’ailleurs rangée. Pourtant, il semble, mais c’est une hypothèse, qu’après réflexion elle ait décidé de ne pas en rester là et ait choisi la voie législative pour obtenir gain de cause en mandatant pour ce faire des sénateurs peu perspicaces.
Ce que le Comité a souligné dans son avis, c’est que sur la donation d’une somme d’argent déclarée de 3 200 000 €, seuls 2 952 150€ en espèces étaient justifiés. Or, il est une condition à peine de nullité posée par l’article 943 du code civil qui est qu’une donation doit porter sur des biens présents. Ce qui pour 247 850€ n’était pas le cas soit 7,7% du montant donné et peu importe que la vente ultérieure de placements financiers ait procuré ces liquidités. Elles n’existaient pas au moment de la donation. La transmission était frappée de nullité au moins à concurrence de ce montant.
De là à en déduire qu’il y avait de ce fait un abus de droit, on reste perplexe, d’autant qu’en dépit de la nullité prévue par le code civil, le Comité retient la fictivité de l’acte authentique, mais seulement partielle. Et bien que cette fictivité qui représente moins de 8% de la somme donnée soit limitée, une pénalité de 80% est appliquée dans le cadre de la sanction de l’abus de droit, le donateur ayant été regardé comme le principal bénéficiaire de l’acte constitutif de l’abus de droit. Pourtant, comment peut-on affirmer que le donataire « savait » que le donateur n’était pas en possession de la totalité des liquidités ? Comment peut-on reprocher au donataire d’avoir accepté une donation de somme d’argent avec réserve d’usufruit ? Pour quelle raison aurait-il refusé ? Pouvait-il contraindre le donateur à vérifier le solde de ses comptes bancaires ou à lui donner autre chose ? On reste incrédule, d’autant que le code général des impôts prévoit expressément un dispositif anti-abus pour lutter contre la déduction des dettes fictives (art 773 2° du CGI) dont le présomptif héritier doit justifier l’existence sans être nécessairement passible d’une amende pour abus de droit. C’est que cette « créance », comme nous l’avons rappelé, n’a été taxée que sur une fraction et que l’administration comme certains économistes du Conseil d’Analyses Economiques y voient à tort un avantage injustifié et préfèreraient une bonne double imposition.
La conclusion qui s’impose est que cette évolution législative une fois de plus menée en catimini ne se justifie pas, ni au regard des règles de taxation de la transmission d’une nue-propriété, fusse-t-elle d’une somme d’argent, ni au regard de la lutte contre la fraude dès lors qu’un texte existe déjà.
C’était mieux après dit la chanson… il doit quand même y avoir des exceptions est-on tenté de penser. Mais tout ceci n’engage que nous.
Jérôme Chigard
Directeur de l’Ingénierie Patrimoniale
Rédigé le 19 décembre 2023