Un impôt mondial pour les « ultra-riches » ?
Ce constat amène les gouvernants de la plupart des pays développés et des pays en voie de développement à remettre sur l’ouvrage leur politique fiscale en matière internationale et plus particulièrement l’un de ses fondements, qui se trouve affecté par les phénomènes que nous venons d’énumérer, la territorialité de l’impôt. Autrement dit, à remettre en cause la règle de base selon laquelle la fiscalité d’un pays s’applique aux personnes morales et physiques qui y résident.
Cependant cette adaptation et ces efforts nécessaires pour améliorer les recettes publiques et lutter contre l’évasion fiscale (qu’elle soit légale ou illégale) ne peuvent aujourd’hui être entrepris sans une coordination internationale, seul gage de leur efficacité.
C’est cet effort de coordination qui a amené à un accord international conclu en 2021, sous l’égide de l’OCDE, par plus de 130 pays sur l’instauration d’un taux minimum mondial d’imposition de 15% sur les bénéfices des entreprises multinationales. Ce principe de prélèvement minimum, bien qu’il ait été considérablement affaibli dans l’accord final, est en passe de devenir réalité en France puisque qu’il a été inclus dans le projet de Loi de finances pour 2024, adopté en 1ère lecture par l’Assemblée nationale et actuellement en cours d’examen au Sénat.
Mais qu’en est-il s’agissant des personnes physiques ?
Il est notoire, et sans doute regrettable, que les débats et projets actuels se cristallisent autour des « ultra-riches », à l’instar des mesures actées pour les entreprises qui visent davantage les multinationales.
Les appels, pour le moins symboliques pour ne pas dire stigmatisants, à taxer davantage cette catégorie de contribuables, qui concentre sur elle les ressentiments « populaires » exacerbés par les crises que nous traversons, se sont multipliés ces derniers mois, notamment en Europe.
En France, le rapport d’information relative à la fiscalité du patrimoine, remis par Nicolas Sansu (Nupes) et Jean-Paul Mattei (Modem) le 27 septembre 2023, suggère d’introduire une taxation exceptionnelle et temporaire (sic) sur le patrimoine des Européens les plus fortunés. Et de prendre pour exemple le principe d’un « prélèvement de 5% étalé sur 30 années, assis sur l’actif financier net des 10% les mieux dotés », qui procurerait 150 milliards d’euros de recettes. Le rapport souligne qu’un tel prélèvement ne saurait être mis en place uniquement à l’échelle nationale car « le principe de liberté de circulation du capital à l’échelle de l’Union et l’attractivité fiscale de la France […] doivent conduire à être très prudent et à privilégier la piste d’un impôt au niveau européen ». Cette rhétorique en forme d’aveu est révélatrice, au passage, de l’impuissance d’un État comme la France, qui connait des taux de prélèvements sur le patrimoine importants, à se montrer fiscalement compétitive (et donc à repenser sa politique fiscale) et à lutter seule contre la perte de recettes fiscales que représentent les transferts de revenus ou de capitaux hors du territoire.
L’Observatoire européen de la fiscalité a, quant à lui, publié le 23 octobre dernier un rapport sur l’évasion fiscale mondiale. Il porte d’ailleurs mal son nom puisqu’il ne cible pas seulement la fraude fiscale mais bien plus largement l’ensemble des pratiques, légales comme illégales, qui recherchent l’optimisation fiscale (tel que le fait pour un individu de s’expatrier pour bénéficier de régimes fiscaux conçus pour attirer les personnes fortunées).
Ce rapport, qui s’est fondé sur les données exploitées dans le cadre de l’échange automatique d’informations et portant sur la richesse offshore des ménages, tente d’en tirer des constats et de leur opposer des solutions. Bien qu’il fasse état d’un net recul de l’évasion fiscale, il relève, de façon assez paradoxale, que l’évasion fiscale, dans son acception large, se produit de plus en plus au niveau national, grâce notamment à l’utilisation de « sociétés-écrans » (autrement dit des sociétés holdings) ou encore en ayant recours à des actifs non couverts par l’échange d’informations, en particulier l’immobilier.
Le rapport fait également état de l’existence de nouvelles formes de concurrence fiscale qui affectent les recettes publiques. Il vise par-là les régimes fiscaux préférentiels créés par de nombreux pays, au cours des 15 dernières années, pour attirer les personnes mobiles et fortunées. Bien qu’il ne les nomme pas, on peut citer pour exemple des pays tels que le Royaume-Uni, l’Italie, le Portugal ou encore Malte qui ont instauré des régimes fiscaux dont le dénominateur commun est, en fonction de conditions et de modalités propres à chaque système, l’imposition des seuls revenus indigènes (les revenus réalisés à l’étranger étant exonérés).
Selon le rapport de l’Observatoire, les taux effectifs d’imposition des milliardaires du monde entier oscillent entre 0 et 0,5 % de leur patrimoine. Autant dire l’épaisseur du trait pour les partisans d’un impôt mondial. Force est toutefois de constater que ces régimes exorbitants, souvent fustigés par les citoyens de ces pays, ont moins le vent en poupe depuis quelque temps : le gouvernement portugais, invoquant une « injustice sociale », a fait savoir il y a quelques semaines qu’il entendait mettre fin en 2024 au régime avantageux des « résidents non habituels » qui avait attiré jusqu’alors nombre de cadres et de retraités fortunés ; le gouvernement italien, quant à lui, a approuvé le 16 octobre dernier un projet de loi qui opère une refonte majeure du régime fiscal des impatriés étrangers dès 2024, limitant ainsi son champ d’application et donc les avantages que pouvaient jusqu’à présent en tirer les étrangers fortunés.
Parmi les propositions que formule le rapport, le point clé qui fait écho à la proposition du rapport Sansu -Mattei, consiste en l’instauration d’un impôt minimum mondial sur les ultra-riches, ou plutôt les milliardaires puisque sont ciblés les 3 000 individus les plus riches de la planète (ils sont 75 en France). Cet impôt minimum s’élèverait à 2 % de leur patrimoine. Un impôt sur la fortune mondialisé en quelque sorte, qui serait plus ou moins le pendant de l’impôt mondial minimal dont les sociétés multinationales devront s’acquitter et qui, selon les estimations réalisées, pourrait générer 250 milliards de dollars de recettes annuelles au niveau mondial et 40 milliards d’euros au niveau européen.
Ces multiples rapports ont inspiré et conforté la volonté de notre Gouvernement de réfléchir à l’instauration d’un impôt mondial. En septembre, le ministre français délégué aux Comptes publics, Thomas Cazenave, a dit vouloir créer un « groupe de travail trans-partisan » pour réfléchir à l’imposition internationale des particuliers, en écartant toute nouvelle taxe nationale sur le patrimoine des plus fortunés, jugeant qu’un tel prélèvement doit se décider au niveau européen ou international.
Un amendement au projet de Loi de finances pour 2024, dont l’objet fait consensus au niveau de l’ensemble des composantes politiques du Parlement, prévoit justement la remise par le Gouvernement d’ici un an (avant le dépôt du projet de loi de finances pour 2025) d’un rapport sur l’imposition minimale internationale des personnes physiques visant à « évaluer la pertinence d’une mise en œuvre d’un impôt minimal […] dans le but de s’assurer que les contribuables n’échappent pas à toute imposition par le biais des niches fiscales » et participent de façon effective au financement des charges de leur pays.
Attendons de connaitre le contenu de ce rapport et, surtout, la position des autres États, notamment européens, avant de faire une quelconque prospective.
Ce qui est certain, c’est que le principe d’un impôt mondial pour les particuliers très fortunés devra être avalisé par un maximum de pays pour qu’il devienne réalité. Et encore faudra-t-il qu’un tel dispositif transnational ne soit pas tronqué par des mesures d’application qui en altèreraient l’efficacité, comme cela a été le cas pour l’impôt sur les multinationales. La coopération entre les États sera indispensable et il leur faudra pour cela renoncer en partie à leur souveraineté fiscale. A l’heure où l’Europe fiscale reste encore un mythe, où la compétition fiscale entre les États est toujours vive, favorisée davantage par un certain repli sur soi induit par les crises que traverse le monde actuel, l’instauration un impôt mondial sur les « ultra-riches » reste un sacré défi.
David Tavernier
Ingénieur Patrimonial
ODDO BHF Banque Privée
Rédigé le 23 novembre 2023